Réquisitoire contre Jean-François Kahn

 

 

10 décembre 1982

 

 

 

Françaises, Français,

Belges, Belges,

Canards, canettes, canetons, canes,

Mont Saint-Michel,

 Monsieur l'avocat le plus bas d'Inter,

Mesdames et messieurs les jurés,

Public chéri, mon amour.

Bonjour ma colère, salut ma hargne, et mon courroux... coucou.

 

« Spiritus promptus est, caro autem infirma », dit le Christ au mont des Oliviers. C'est vrai que la chair est faible. Cette nuit j'ai fait-T-un rêve (et non pas Z-un rêve comme j'ai dit ici même l'autre jour, ce qui m'a valu un abondant courrier de ma mère qui m'a élevé dans la crainte de Dieu et le respect de la langue française, ce dont je la remercie ici publiquement. Merci maman). J'ai fait-t-un rêve étrange et pénétrant par là. J'ai rêvé de Bernadette Lafont. C'est pourquoi aujourd'hui j'ai du mal à me concentrer sur Jean-François Kahn.

Il m'est extrêmement pénible d'évoquer Bernadette Lafont, même petite fille, sans me sentir confusément coupable de tentative de détournement de mineure.

Féminin moi-même au point de préférer faire la cuisine à la guerre, on ne saurait me taxer d'antiféminisme primaire. Je le jure, pour moi, la femme est beaucoup plus qu'un objet sexuel. Bernadette Lafont est beaucoup plus qu'un objet sexuel. C'est un être pensant comme Jean-François Kahn ou moi, surtout moi.

Pourtant, Dieu me tripote, quand j'évoque Bernadette Lafont, je n'arrive pas à penser à la forme de son cerveau. J'essaye, je tente éperdument d'élever mon esprit vers de plus nobles valeurs, j'essaye de calmer mes ardeurs sexuelles en imaginant Marguerite Yourcenar en porte-jarretelles ou Claude Villers en tutu, mais non, hélas, rien n'y fait. Et c'est ainsi depuis le jour maudit où, séchant les Jeunesses musicales de France pour aller voir Le Beau Serge, cette femme, cette femme qui était là encore cette nuit, dans mon rêve, assise triomphante de sensualité épanouie, délicatement posée sur sa sensualité endormie, cette femme à côté de qui la Vénus de Milo a l'air d'un boudin grec, cette femme a posé sans le savoir dans mon cœur meurtri l'aiguillon mortel d'un amour impossible que rien, rien au monde, ne parviendra jamais à me faire oublier, pas même la relecture assidue de Démocratie française ou du Programme commun du gouvernement de la gauche, rien au monde ne pourra jamais libérer mon esprit prisonnier de vos charmes inouïs, madame : vos yeux étranges et malicieux, où je m'enfonce comme en un bain de Champagne incroyablement pétillant ! Votre poitrine amplement arrogante, véritable insulte à l'usage du lait en poudre ! Votre dos, « votre dos qui perd son nom avec si bonne grâce qu'on ne peut s'empêcher de lui donner raison», c'est une image superbe inventée par monsieur Brassens qui n'eut d'ailleurs toute sa vie que des bonnes idées, sauf celle d'être mort avant Julio Iglesias.

De là à affirmer que Jean-François Kahn est coupable, il n'y a qu'un pas. Oserai-je le franchir? Je vais me gêner.

A mon avis, et mon avis est généralement l'avis auquel j'ai naturellement le plus volontiers tendance à me référer quand il m'arrive de vouloir objectivement savoir vraiment ce que je pense, à mon avis Jean-François Kahn est l'un des plus grands journalistes humanistes chauves de ce siècle à la con où tout va de mal en pis depuis que Grâce Kelly et Leonid Brejnev ne sont plus là pour nous guider vers les chemins du bonheur terrestre grâce à la haute tenue morale de leur politique expansionniste ou d'opérette.

Je prie la cour de bien vouloir me pardonner ce rappel un peu morbide des deux grands disparus de l'année 82, mais la mort restant la seule certitude tangible aux yeux des sceptiques incapables de trouver Dieu, et j'en suis, Dieu me crapahute, comment diable eussiez-vous voulu qu'elle ne me perturbasse point? Quand je parle de madame Kelly et de monsieur Brejnev en leur décernant le titre de grands disparus 1982, il va de soi que je ne cherche point à vexer Mendès France, que je mettrais volontiers dans le peloton de tête du hit-parade des cimetières 82, mais ce qui m'a frappé chez les deux précédents, c'est qu'on nous a montré leurs cadavres à la télévision, fugaces images d'éternité tranquille entre les cours de la Bourse et la pub pour effacer les rides... Elle, la princesse, doucement couchée sur un lit de satin blanc, m'apparut désespérément belle, élégante et racée, figée dans sa beauté au bois dormant. Brejnev, en revanche, outrageusement cerné de feuillages épars et d'une débauche florale inouïe sur son lit de mort écarlate, m'émut beaucoup moins. Quelle dérision, la vie, mes bien chers frères. Avoir été si longtemps l'homme le plus effroyablement puissant et redouté du monde, et finir ainsi, noyé dans ce décor mortuaire de parade, hier encore debout, premier secrétaire du parti communiste de l'Union soviétique, et aujourd'hui, couché dans sa boîte, comme un thon à l'huile au milieu d'une salade niçoise.

Rude année que cette année-ci, nom de Dieu. C'est pas pour me vanter, mais une chose est certaine : 1982 aura été une bien meilleure année pour le bordeaux que pour Patrick Dewaere.

Enfin, on peut toujours se consoler en se disant que de toute façon, compte tenu de l'exorbitance coutumière de ses cachets, on n'aurait jamais vu Romy Schneider dans un film de Jacques Tati...

Ah, au fait, les argentiers, les producteurs, c'est à vous que je parle, vous qui geignez à fendre l'âme sur le grand désert de la pensée comique cinématographique française, vous l'avez bien laissé crever, Tati.

Je ne dis pas qu'il ne s'était pas planté dans son dernier long métrage. Mais Chaplin aussi s'est ramassé quelquefois (voir Monsieur Verdoux). Tati, c'était quand même notre grand bonhomme et vous l'avez regardé crever sans rien dire depuis quinze ans, vous les requins sous-doués qui nous faites ramer les zygomatiques de film en film avec vos consternantes bidasseries franchouillardes de merde pour hypo-cré- tins demeurés, au quotient intellectuel si bas qu'il fait l'humilité, avec un « Ciel, mon mari » si con qu'il faut lui pardonner, avec la Mère Denis pour dernier terrain vague, je dérape, je dérape...

Ah, Français, Françaises, Jean-François, mon bijou, quelle connerie la mort, Barbara. Ah, je sais, je sais, je sais ce qu'il nous faudrait pour arrêter la mort en temps de paix, ce qu'il nous faudrait c'est une bonne guerre. Boum. Tacatacatacatac. Damned, je suis fait... Aaaah, Johnny, si tu te tires de ce merdier, aaaah, si tu rentres au pays, dis à ma femme que... que... que... Aaaah... Ça, c'est un bon film ! J'aurais bien aimé être reporter de guerre.

(Prendre micro main.)

 

Reporter : Allô ? Allô ? z-enfants de la patrie ? Bonjour ! Ici, Pierre Desproges. À l'heure où je vous parle, le jour de gloire est arrivé et l'étendard sanglant de la tyrannie est... Ah, je pense que nous ne sommes pas en mesure de vous montrer l'étendard sanglant de la tyrannie... Ah, voici. Il est levé contre nous.

Luis : Meuh !

Reporter : Je pense que vous entendez comme moi dans nos campagnes mugir ces féroces soldats. Monsieur, vous êtes petit exploitant agricole et apparemment vous êtes mécontent ? Luis-Paysan : C'est-à-dire que, voyez-vous, ils viennent jusque dans nos bras, n'est-ce pas.

Reporter : Oui, et qu'est-ce qu'ils font, jusque dans vos bras ?

Luis-Paysan : Eh bien, comme vous voyez, ils égorgent nos filles et nos compagnes. Et le gouvernement ne fait rien.

Reporter : Que préconiseriez-vous, monsieur? Luis-Paysan : Ecoutez, je pense que ce serait une bonne chose de former nos bataillons et de faire couler un sang impur.

Reporter : Faire couler un sang impur, cela ne présente pas un danger de pollution ?

Luis-Paysan : Pensez-vous ! C'est très bon pour abreuver nos sillons.

Pierre (chantant) : C'est bon pour ses sillons !

 

Donc Jean-François Kahn est coupable, mais son avocat vous en convaincra mieux que moi.

 

Jean-François Kahn: Ce polémiste homologué est, comme Victor Hugo, son modèle, d'un égoïsme forcené maquillé en admirable altruisme. Il considère les publications qu'il dirige comme des journaux intimes et supporte mal d'y voir figurer d'autres articles que les siens.

Requisitoires du tribunal des flagrants delires
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